IN MEMORIAM(see
French Version)
ANDREA DWORKIN
or The passion for justice
by Christine Delphy
Andrea Dworkin died in her sleep on April 9, 2005. She was 59. We have just lost an immense feminist, one of the most important of our times. And one of the most complete: militant and theorist, author of essays and novels, as well as co-writer with Catharine A. MacKinnon of the famous proposal for a law against pornography. And first and foremost, the bravest of us all .
From her first book of theory, Woman Hating (1974), Andrea Dworkin was acclaimed by her forerunners - Kate Millett, Audre Lorde, Phyllis Chesler among others - who admired her acuity, her “purity”, and her exceptional ability to express and arouse anger. For Dworkin had both the style of a polemicist and the rigor of a theorist. Her writing, always carefully crafted, remains unique. She can and ought to be seen as one of the great prose stylists writing in English over the past 30 years. Her determination to ‘tell it like it is’, without the slightest trace of euphemism, earned her a reputation for bad taste and exaggeration. As we know, when a feminist is accused of exaggerating, it is because she is on the right track: feminists throughout the world invited her to speak. When Dworkin got up to speak, she never introduced her topic, but rather began with the most precise and detailed description of an image, which conveyed the full horror of pornography. This extraordinary ability to tell it straight was at the core of her immense eloquence, in her speeches and in her considerable corpus of work 13 books and roused huge admiration and passionate hatred in about equal measure.
She was afraid of nothing or noone. Despite the criticisms and the boycotts especially that of the entire U.S. publishing world which forced her to publish in England Dworkin went on, year after year, unravelling the violence of pornography, of rape, of “ordinary” sex; the abjection of eroticizing dominance and submission; she showed how the co-existence of sadism and desire on the one hand, and of masochism and desire on the other turned scenes of humiliation into “love” scenarios. Dworkin was not a cheerful woman: how can you be when you are imbued with the sadness of seeing all of our culture including and perhaps especially the so-called “affective” domain fundamentally perverted? And when you have taken on the mission of shouting this from the rooftops, of rousing women and men of good will, to change it? Devoted to her struggle, Dworkin showed nevertheless an immense capacity for listening and empathy: political above all, she could talk about the staging of La Reine Margot or Charlie Parker standards. She was painted as a dragon; I discovered a gentle woman, a woman whose profound kindness shone through in her smile. If she submerged herself beneath the murky waters of pornography, despite loving beauty above all else, it was not by inclination but out of moral duty; it was not only in opposition to women’s exploitation but against all attacks on human dignity that she felt compelled to rise; the principle of her calling was compassion with human beings, in the etymological sense, rather than hatred, as her detractors argued.
As a young Jewish girl, she broke into her piggy bank every month to have trees planted in Israel; she imagined this country as the exact reverse of New -Jersey, a “land of trees and equality of the sexes”. Overwhelmed when she discovered, at 40, the way women and Arabs were treated (NQF, 1993, no 2), she tried to reconcile her love of Israel with her disappointment by exploring, in Scapegoat, the paradox of the oppressed turned oppressor. But when her actual country, the USA, occupied, destroyed, tortured and killed in Iraq once more, it was too much for Dworkin. Exhausted by her previous fights and by the media’s hostility, far from protecting herself, she went into battle again, this time against American nationalism. In Writing America, a book that would never be published, she wanted to show how, in American writers, gender is completely enmeshed with national identity; how the American nationalism that fueled the Iraq war issues from the same logic of domination and submission as that of gender. “One thing is definite, she wrote. The iron has entered my soul. Since my god of tolerance has forsaken me, I am ready for anything to overthrow Anglo-Saxon supremacy, however desperate. I have become what I never wished to be, a good hater. I no longer even value my life if by losing it, I can do something to destroy this Anglo-Saxon monstrosity.” Dworkin or the passion for justice pushed to the limit of hatred for injustice. Bravery pushed to the limit of self-sacrifice.
In a next issue of Nouvelles Questions Féministes, we shall publish a fuller tribute to Andrea Dworkin and her full bibliography.
Christine Delphy
(English Translation: Martin Dufresne)
In MEMORIAM (see English Version)
ANDREA DWORKIN
ou La passion de la justice
Andrea Dworkin est morte dans son sommeil le 9 avril 2005. Elle avait 59 ans. Nous venons de perdre une immense féministe, l’une des plus importantes de notre époque. L’une des plus complètes aussi : militante et théoricienne, autrice d’essais et de romans, mais aussi rédactrice d’une célèbre proposition de loi contre la pornographie. Et la plus brave d’entre nous.
Dès son premier livre de théorie, Woman Hating (1974), Andrea Dworkin est saluée par les anciennes, Kate Millett, Audre Lorde, Phyllis Chessler. Elles remarquent et admirent sa « rapidité » et sa « pureté » et sa capacité unique à exprimer et à susciter la colère. Car Dworkin possède à la fois le tempérament de la polémiste et la rigueur de la théoricienne. Son écriture, extrêmement travaillée, est unique. On peut, on doit la considérer comme l’une des grandes stylistes de la langue anglaise de ces 30 dernières années. Sa volonté de ne jamais euphémiser la réalité lui vaut une réputation de mauvais goût et d’exagération. Comme on le sait, quand une féministe est accusée d’exagérer, c’est qu’elle est sur la bonne voie : les féministes du monde entier l’invitent à parler. Il faut avoir vu Dworkin debout derrière un pupitre commencer ses interventions sans introduction par la description la plus exacte qui soit d’une image pornographique, description qui suffit à en faire comprendre l’horreur. Cette capacité à dévoiler la lettre cachée ce que tout le monde a devant les yeux et ne voit plus lui vaudra aussi bien une réputation de conférencière inégalée que la haine des dominants et des dominées timides.
Mais rien ne lui fait peur : en dépit des critiques, des boycotts -- en particulier par toute l’édition américaine, elle devra publier en Angleterre elle continue, année après année, à décortiquer la violence de la pornographie, du viol, de la sexualité « ordinaire » ; l’abjection que constitue l’érotisation de la domination et de la soumission ; elle montre comment la consubstantialité entre sadisme et désir pour les uns, masochisme et désir pour les autres, transforme les scènes d’humiliation en scénarios « amoureux ». Dworkin n’était pas une femme gaie : comment l’être quand on est habitée par la tristesse de voir que toute notre culture y compris et peut-être surtout le domaine dit « affectif »-- est fondamentalement pervertie ? Et qu’on s’est donné pour mission de le crier, d’ameuter les femmes, et les hommes de bonne volonté, pour la changer ? Tout à son combat, Dworkin avait cependant une grande capacité d’écoute et d’empathie ; politique avant tout, elle parlait aussi bien de la mise en scène de la « La Reine Margot » que des classiques de Charlie Parker. On lui faisait une image de dragon ; j’ai découvert une femme douce, un être dont la bonté profonde transparaissait dans le sourire. Si elle se plongeait dans les eaux glauques de la pornographie, elle qui aimait par dessus tout la beauté, ce n’était pas par goût, mais par devoir moral ; ce n’est pas seulement contre l’exploitation des femmes, mais contre toute atteinte à la dignité humaine qu’elle se sentait obligée de s’élever ; la compassion avec les êtres au sens étymologique du terme était au principe de sa vocation -- et non la haine comme le disaient ses détracteurs.
Petite fille juive, elle a cassé sa tirelire tous les mois pour planter des arbres en Israël ; elle a imaginé ce pays comme l’exact contraire de Brooklyn, comme « le pays des arbres et de l’égalité entre les sexes ». Bouleversée quand elle découvre à 40 ans la façon dont les femmes et les Arabes sont traités (NQF, 1993, n°2), elle tentera de concilier et sa tendresse pour Israël et sa déception en explorant le paradoxe de l’opprimé devenu oppresseur dans Scapegoat. Mais quand son pays réel, les Etats-Unis, occupe, détruit, torture et tue en Irak une fois de plus, c’est une fois de trop pour Dworkin. Usée par ses combats précédents, par l’hostilité qui la poursuit sans relâche, elle ne pense pas plus qu’avant à se protéger, mais repart à la bataille, cette fois contre le nationalisme américain. Dans Writing America, qui ne verra jamais le jour, elle veut montrer comment chez les écrivain·e·s américains le genre est totalement lié à l’identité nationale ; comment l’idéologie à l’origine de la guerre irakienne participe de la même logique de domination et de soumission que le genre. « Une chose est sûre, écrit-elle, le fer est entré dans mon âme. Je suis devenue ce que je n’ai jamais voulu être, quelqu’une qui sait haïr. Depuis que mon dieu de tolérance m’a abandonnée, je suis prête à tout, jusqu’aux actes les plus désespérés, pour renverser cette suprématie anglo-saxonne. Je ne tiens même plus à ma vie, si en la perdant, je peux faire quelque chose pour détruire cette monstruosité». Dworkin ou la passion de la justice poussée jusqu’à la haine de l’injuste. La bravoure poussée jusqu’au sacrifice.
Christine Delphy
Dans un prochain numéro de Nouvelles Questions Féministes, nous publierons un hommage plus complet
et la bibliographie complète de Andrea Dworkin